Arbtor

scène vécue

Grand cerf, adieu!

                Milieu de matinée en forêt du Gâvre, voilà que débarque la horde « civilisée » : camions d’où descendent chiens et chevaux, 4x4 surmonté d’un canot, longue file de voitures, deux roues vaseux, un groupe d’hommes et de femmes déguisés pour le carnaval sanglant rejoint les chevaux. Les chiens s’agitent, hurlent d’excitation, les civils s’apprêtent à bondir sur leurs chevaux mécaniques, les barrières ont été ouvertes… A nous la forêt !

                Tout à coup le cor résonne, la chasse est lancée. Noël de peur et de mort pour le cerf choisi par ces sinistres sorciers des temps modernes, prêtres d’une religion avide de sang, glorifiant la souffrance animale…

                …Longue course dans les bois jusqu’aux bosquets de son enfance, près de l’étang. Il y est déjà venu quelques heures plus tôt, encore frais et vaillant, décidé à résister jusqu’au bout, à vaincre les pièges des hommes et de leurs serviteurs à quatre pattes dont les cris lancinants lui percent les tympans. Mais la fatigue est là, il sent que la longue course va s’achever, les abois se rapprochent, les cors hurlent à la mort. Pourtant, il ne veut pas être la chèvre de M. Seguin de ces loups assoiffés de sang. Résister, lutter, oui, mais pas céder.

                Dure vie que la sienne, ces fusils, ces aboiements, ces courses poursuites dans la forêt depuis qu’il a quitté sa mère, abattue par surprise un lundi ou un jeudi il ne sait plus très bien…, l’un de ces jours où les deux pattes manient le tonnerre de mort dans SA forêt. Malgré les dangers, la tension continuelle, il n’a pas abandonné les lieux comme tant de ses congénères ne supportant plus les 4 jours de chasse hebdomadaires, le massacre de ses frères, sœurs et mères surtout, enfants sans discernement; les monstres bruyants qui pénètrent au cœur des fourrés, détruisent les abris, saccagent la nourriture. Et dire que des humains fuient pour trop d’argent prélevé ! Dans son monde, ce sont les vies que l’on prélève pour s’amuser !

-          En plus d’un quota de biches, vous avez droit à tous les faons de l’année…

                Jusqu’à présent il a résisté, mais l’heure est venue. Voici l’étang, la route, les prés où s’ennuient des chevaux immobiles et tristes dans le froid, sous la pluie. Lui au moins aura vécu. Il bondit. La frontière est franchie. Il se sent nu dans la plaine, visible de toutes parts. Pourtant les cris des chiens s’éloignent et il s’accorde un peu de repos pour souffler au milieu d’un petit bois, les yeux encore révulsés par la peur, le cerveau fatigué, vrillé par les sinistres sonneries.

                Instants de répit avant de reprendre la course vers d’autres frontières dans ce monde qu’il ne connaît pas, trop humain pour qu’il puisse y subsister, les refuges y sont rares, aucune odeur de congénère pour le rassurer. Et ce bruit à nouveau : voici que surgit une autre meute, celle des braconniers de la plaine. Violente douleur qui le fait gémir. Ils ont tiré, il est blessé. Langue pendante, yeux injectés de sang, il tente une dernière course alors que son cerveau s’emplit à nouveau des voix de la meute, des cris des hommes. Course sans espoir, son destin le rattrape sur les landes du Foué, près du Tertre à la Biche, lieu prédestiné.

                Lui, le Maître des grands bois, le Maître aux grands bois s’écroule, victime d’un dernier coup de feu. Et déjà l’on convoque des voisins discrets pour le dépecer…