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Au mont qui fut beau

Au mont qui fut beau (Blain)

         Ô mont, tu en as connu des vicissitudes, des moments merveilleux aussi depuis que tu t’es dressé, majestueux, au-dessus du chaos. Glace et soleil, érosion, peu à peu tu as perdu de ta superbe en devenant le « Beaumont » qui attirait des hommes appréciant ta biodiversité : flore variée apportée par les vents ; faune qui recherchait tes buissons touffus, tes clairières herbues, l’ombre et la diversité d’arbres souvent tors, difficilement enracinés sur un sol rocheux d’où saillaient quelques crânes nus, souvenirs de ta majesté ancienne.

            A ton pied ont défilé les saulniers, pressés de retrouver les « demoiselles » de l’étang voisin pour la pause du soir ; les toucheurs de bœufs se dirigeant vers les grandes foires de Brière. Une vie rude que tu regardais en souriant, toujours prêt à recueillir sous tes branchages le travailleur fatigué…

            Plus sinistres, les fourches patibulaires rejetées par les blinois ont failli te souiller, mais tu as su te préserver de ces morts ignominieuses en les déroutant vers la plaine de Grand Lande. Parfois, le vent d’ouest t’apportait la plainte de ces êtres pantelants :

« Vous nous voyez ci attachés cinq, six :

Quand de la chair que trop avons nourrie,

Elle est piéça dévorée et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et poudre.

De notre mal, personne ne s’en rie

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

(…)

La pluie nous a débués et lavés,

Et le soleil desséchés et noircis ;

Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés,

Et arraché la barbe et les sourcils,

Jamais nul temps nous ne sommes assis ;

Puis ça, puis là, comme le vent varie,

A son plaisir sans cesser nous charrie,

Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.

Ne soyez donc de notre confrérie ;

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre. » (Villon)

            Ainsi as-tu connu la grande folie d’hommes plus féroces que les redoutables prédateurs guettant au fond des bois.

Plus tard, blancs et bleus se sont poursuivis sur ce même chemin. Triste souvenir d’hommes malades, harassés, noyés dans ton ruisseau en colère contre ces humains en guerre. Triste souvenir aussi de cette justice expéditive après l’aller-retour sanglant du piège de Savenay. Dans les bois voisins, plus d’un chouan fut exécuté.  Cadavres oubliés dans une fosse commune sur la route de la forêt du Gâvre où ils tentaient de se réfugier avec, dit-on, une charrette d’or. Une simple croix de granit ignorée au carrefour de deux routes rappelle leur histoire… Oh tu t’en souviens de cette froide année 1793 où les hordes de paysans révoltés avaient précédé les chouans vendéens. Une armée indisciplinée, bruyante et surexcitée, aux chefs improvisés, munie de fourches et bâtons, qui convergeait vers le bourg depuis les villages environnants… Tu as toujours eu du mal à comprendre ces hommes si imaginatifs lorsqu’il s’agit de créer leur propre malheur. Et parfois si attendrissants et pitoyables.

Les bois se sont ouverts aux champs, un moulin s’est dressé sur la hauteur proche. Une cohabitation pacifique qui préservait ton caractère sauvage. Et voilà que ton ruisseau se plaint : son embouchure dans l’Isac serait perturbée par des centaines d’humains au langage inconnu. Pioches en mains, ils creusent, parfois meurent d’épuisement et de mauvais traitements. Mais finalement cela te perturbe peu…

Tu n’avais pas deviné que survenait l’ère industrielle, le développement des moyens de transport. Même ici, on veut des routes, des voies ferrées. Et te voilà encerclé : routes au nord et au sud, voie ferrée à l’est ; ne reste que la pente douce et tranquille vers le soleil couchant. Après tout, tu ne t’en sortais pas si mal – croyais-tu-, préservé encore une fois… Mais tous ces chemins réclamaient des pierres, toujours plus de pierres… Tes rochers qui émergeaient ici et là constituaient une irrépressible tentation.

Dur souvenir que ces coups de pioche, ces explosions en ton sein, cette fourmilière d’immigrés au langage inconnu, venus de Bretagne pour fouiller dans ton ventre. Tu te remémores encore les paroles d’Henri Michaux, le poète, dans « Qui je fus »  :

« Il l’emparouille et l’endosque contre terre

Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;

Il le pratèle et lui barufle les ouillais ;

Il le tocarde et le marmine

Le manage rape à ri et ripe à ra.

Enfin il l’écorcobalisse.

Abrah ! Abrah ! Abrah

Fouille, fouille, fouille

Dans la marmite de son ventre est un grand secret. »

Te voilà arasé, criblé de trous, sillonné par de lourdes charrettes de pierres, et même des wagonnets pour gagner plus confortablement la route. On ose, pour la première fois, dresser des bâtisses sur tes flancs, tout prêt du sommet : forge, maison de contremaître… et à ton pied un débit de boissons pour les assoiffés…

Et puis cette folie passe. Toi qui domines le temps, tu te fais oublier. Arbres et buissons dissimulent tes douloureuses cicatrices. L’eau mire le ciel dans tes plaies les plus profondes. Une nouvelle vie sauvage occupe sous-bois et bassins. Le chant des oiseaux remplace le vacarme des coups, les cris et insultes, tout le brouhaha lié à l’homme et à ses machines. Peu d’humains sur tes flancs : quelques paysans et leurs ruminants préservent d’étroites parcelles de prairies, des chasseurs prennent la part des loups disparus pour sauver tes jeunes plants de dents trop avides…

Bruit de mitraille à nouveau en ce milieu du XXème siècle. Décidément, les hommes sont incorrigibles. Succession d’uniformes et d’idiomes, postes d’observation dans les environs. Sur tes sentiers errent de pauvres soldats à qui l’on a appris que l’autre était l’ennemi, de courageux paysans que tu caches sous tes frondaisons tandis que sifflent les obus. Il faut bien faire paître les troupeaux ! Finalement, comparé aux forêts voisines, ta modestie t’épargne bien des déboires.

La paix revenue, les amoureux fréquentent à nouveau tes halliers. Il faut repeupler le pays ! Et sur les ruines de la guerre un autre monde se construit.

La ville s’étend, les habitations se multiplient, la circulation s’intensifie sur les routes tandis que –paradoxe humain- ta voie ferrée est abandonnée. Tu as la chance d’être classé « ZNIEFF » (Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique) et tes papillons, toute ta biodiversité se réjouit ! Des visages sympathiques te redécouvrent : athlètes de l’E.N.L. qui s’entraînent sur tes sentiers, jeunes collégiens qui tentent de s’orienter au cœur de ton bois. Complice, tu ouvres tes buissons aux amourettes et deviens le gardien de secrètes confidences… Une cabane en bois s’intègre sur ton site. Une vie de bonheur commence… D’autant qu’un remembrement a regroupé sur tes pentes 23 ha de possession communale. Te voilà à l’abri des spéculations. Et c’est d’un œil bienveillant que tu reçois les jeunes « forestiers » du collège St Laurent qui viennent replanter tes clairières, augmentant la biodiversité. Vraiment un lieu préservé avec de tranquilles chemins pour conduire les habitants de la ville vers une nature paisible, des moments de bonheur partagés…

Mais tu connais cet aiguillon qui te pique quand tout va trop bien – et tu as raison ! Les tranquilles chemins sont vite découverts par les monstres à moteur. Tentatives timides d’abord de motos qui se poursuivent sur tes pentes. Tu parviens à en dissuader la majorité en faisant miroiter tes profonds trous d’eau. Fatale erreur ! Les trous sont faits pour être emplis, en cette période d’intense consommation, de déchets dont on ne sait que faire : les pneus s’accumulent, les vieux appareils ménagers plongent, laissant parfois émerger une tête rouillée. On y noie même les animaux devenus encombrants. Tristes souvenirs pour les collégiens de la classe « forêt » venus nettoyer les lieux.

Un court répit et tout recommence avec plus d’ampleur encore. Quads et 4x4 ont remplacé les mobylettes sur tes pentes, transformant les sentiers en larges bandes boueuses creusées d’ornières, ils foncent à travers les broussailles, effrayant les animaux, détruisant sans vergogne la « biodiversité » à laquelle tu tiens tant… en cette année qui lui est consacrée !

Et le trou d’eau le plus accessible s’emplit de gravats malgré les directives qui recommandent la préservation des lieux humides. D’autres détritus s’entassent au bord des voies vaseuses. Triste spectacle ! Bois que l’on assassine à l’image du cabanon brûlé pour « agrémenter » les soirées. Une nouvelle faune hante ton corps blessé : engins bruyants et polluants, inquiétants humains en tenue militaire, chiens agressifs… Tu deviens le théâtre de beuveries, de paris stupides, de morts aussi…

Mais ne désespère pas, pardonne à nos comportements insensés… Avec la municipalité qui voulait reprendre les choses en mains, avec les athlètes de l’ENL, avec Blain Chemin Faisant, avec de jeunes collégiens protecteurs de la nature, avec tous les hommes et femmes de bonne volonté, nous t’avons aidé à retrouver un visage paisible et accueillant jusqu’à…

… jusqu’à ce qu’on fasse appel à de lointains bureaux d’étude pour une piste cyclable. Comment se fier à des locaux ruraux « gratuits » ? C’est l’argent versé, n’est-ce pas, qui fait l’intérêt d’un projet. Oubliant ton classement national ZNIEFF, sigle barbare j’en conviens, la réglementation interdisant des voies bitumées dans les sites classées, ils ont fait tout un détour pour t’imposer ce serpent noir, te  transpercer sans se soucier de ta faune et de ta flore. Un choix déroutant qui indique Bouvron en partant à l’opposé ! « Bof, les deux roues valent bien tes papillons volants. Et puis c’est toujours mieux que les ronflements polluants. » Pour toi, pas vraiment de surprise, tu es habitué depuis longtemps aux folies humaines… A demain pour enfin t’offrir des projets dignes, respectueux, sources de vie et de joie. Mais y crois-tu encore ?

Ô mont, nous aimerions t’offrir la liberté de te refaire une beauté durable.

Pour « Chemins d’avenir »

L. Joulain